Susana Mata

Impossible de parvenir à me souvenir de la façon dont j’ai découvert le travail de la peintresse espagnole contemporaine Susana Mata. Je crois que cela a quelque chose à voir avec un des entretiens de la série Les Apparences. Il me semble, qu’une artiste invitée a cité un nom de peintre espagnol·e et que la recherche de son site m’a fait plonger dans les méandres du web jusqu’à la découverte de l’œuvre de Susana Mata.

Les apparences

Pour celleux qui ne connaitraient pas ces émissions Twitch et la chaîne Youtube associée, il s’agit de longs entretiens, d’environ une heure à une heure trente, dans lesquels Thomas Lévy-Lasne, qui est lui-même peintre, donne la parole à un·e peintre·sse conteporain·e de la scène française. Ces entretiens sont passionnants et permettent d’entrer dans la peinture, même si je dois bien avouer qu’il me manque parfois des bases en matière d’histoire de l’art et de techniques utilisées en peinture. Le visionnage régulier des vidéos des Apparences change progressivement mon regard sur la peinture et le travail des artistes peintres. Le format long permet une vraie rencontre avec les artistes et ça c’est véritablement unique. D’ailleurs sur la plupart des sites personnels d’artistes, c’est un élément qui manque cruellement car les biographies sont souvent limitées à quelques informations techniques (formation, expositions, distinctions, artist statement de quelques lignes). Les sites de galeries font rarement mieux en présentant les artistes souvent de façon très sommaire, et les rares fois où c’est sous la forme de vidéo, celles-ci sont en général très courtes, quelques minutes tout au plus. Ici, les lives sur Twitch sont ouverts aux questions, et la chaîne YouTube permet de voir les épisodes manqués ou de revoir/retrouver des épisodes (note: il y en a une soixantaine déjà) ou des références citées (notamment des livres, mais aussi des noms d’autres peintre·sse·s apprécié·e·s par les artistes invité·e·s). À chaque fois cela m’amène à aller voir leurs sites bien sûr, mais aussi leurs réseaux sociaux (pour suivre celleux qui me marquent), et à acheter quelques livres aussi (on ne se refait pas… #tsundoku).


Bref, mon souvenir est donc flou, mais je crois bien qu’une peintre invitée a cité un nom, qui m’a mené vers un site d’expo, puis de clic en clic, la sérendipité de ma navigation m’a conduit jusqu’au travail de Susana Mata.

Enchères et émotion esthétique

La rédaction de ce billet de blog m’amène à m’interroger sur ce qui fait que j’ai remarqué ce travail , plus qu’un autre ? Nous voyons tous et toutes un grand nombre d’images, et personnellement les réseaux sociaux déversent sous mes yeux des torrents de photographies et de plus en plus de peintures. Cela fait aussi un moment que je regarde de temps en temps de sites de vente aux enchères (comme Interenchères, Drouot, Ricardo…). D’abord il s’agissait de voir si des petites choses accessibles passaient en vente, j’ai par exemple acquis via ces sites quelques lithos et gravures. Ces sites ont un triple côté addictif. Le premier, lorsque l’on se noie dans d’interminables listes d’œuvres et d’objets (oui, j’ai parfois aussi regardé des petits bronzes et des céramiques)… et encore je réduis l’abondance en activant le filtre des prix, histoire d’éviter d’être tenté par l’inaccessible ou le déraisonnable. Cette abondance crée un effet de puits sans fond similaire à celui entretenu par le défilement infini des réseaux sociaux ou de YouTube (infinite scroll). Le second effet addictif se produit si l’on se risque à suivre la vente en direct… car la poussée d’adrénaline est difficilement évitable lors du passage en vente - parfois fugace - des lots convoités. Le troisième se manifeste lorsque l’on a un coup de cœur pour une œuvre, mais qu’on la manque, par exemple en ayant proposé une enchère automatique insuffisante (et sans assister à la vente pour surenchérir). Il arrive alors que que le fantôme de l’œuvre désirée revienne nous hanter… Ces trois effets s’ajoutent bien entendu aux conséquences très addictives de la collection en elle-même, une passion parfaitement décrite par Emmanuel Pierrat dans son délicieux petit livre La collectionnite et dans le beau livre illustré par le photographe Guillaume de Laubier et intitulé Collections, collectionneurs.


Bref, je m’égare, j’ai ouvert cette parenthèse sur les ventes aux enchères, pour expliquer que j’ai vu défiler de nombreuses œuvres sur ces sites, et que je m’interroge encore sur ce qui fait que l’on remarque une œuvre en particulier, ou les œuvres d’un·e artiste spécifique. Ce qui suscite cette attention, voire cette émotion particulière est difficile à saisir. Et même s’il s’agit sans doute d’une question de philosophie pour débutant, j’avoue que cela me trouble. C’est d’autant plus troublant que la question se pose ensuite de savoir si cette émotion est permanente, ou si elle disparait, ou même s’estompe avec le temps lorsque l’on vit avec l’œuvre. Dans le cas des achats en ligne, il faut en plus ajouter l’étape de la confrontation à l’œuvre réelle, lorsque celle-ci est livrée et qu’elle devient concrète, avec sa dimension physique, sa texture, ses reflets… Cette étape est parfois décevante, neutre ou source d’un émerveillement absolu.


Cette réflexion m’ouvre les portes de la question de l’esthétique, une question de philosophie dont j’ignore tout ou presque, même si elle est fondamentale en matière d’art, #ShameOnMe. J’ai donc commencé à tirer un nouveau fil en rédigeant ce billet, en regardant la conférence de Charles Pépin : La beauté est-elle dans l’art ou dans notre regard ?, comme première introduction à la philosophie de l’esthétique. Je vais enchaîner avec son autre intervention : La beauté : Pourquoi en avons-nous plus que jamais besoin ? et sans doute sur l’écoute de quelques-unes des archives ses émissions sur France Inter. Je ne suis pas sûr d’être prêt à suivre le récent colloque Des propriétés esthétiques au Collège de France… une chose à la fois.

Cinq peintures de Susana Mata

Pour revenir à Susana Mata, je ne sais comment décrire l’émotion que j’ai ressentie en découvrant sa peinture. J’ai acheté une première petite peinture durant l’été 2022. Elle est issue de sa série sur le temps du bain (Bath time). Elle s’intitule sobrement Backlight (contre-jour). Elle est accrochée depuis quelques mois déjà dans mon bureau et sa présence apaisante est un bonheur de chaque jour. J’aime son calme, ses couleurs et son côté presque abstrait.


Susana Mata - Bath time - Backlight (2020)

J’ai ensuite suivi le travail de Susana Mata sur Instagram et sur son site, jusqu’à craquer pour d’autres peintures. L’une venait d’être vendue… mais j’en ai choisi d’autres qui sont maintenant accrochées, après un passage chez l’encadreuse (Déco Cadre - Anne Lassiaz, Le Thor).


La seconde est intitulée Here comes the sun (sans doute inspiré par la chanson de George Harrison des Beatles), commandée un jour de dépression légère, en octobre dernier, car je vois de l’espoir dans cette personne qui se lève vers la lumière du soleil, vers la vie derrière cette fenêtre ouverte, de l’espoir et en même temps une tension, une chute possible, un suicide, une instabilité, une fragilité, qui me fait vibrer, d’autant plus aujourd’hui puisque j’ai appris cette semaine qu’un de mes cousins s’était suicidé en se jetant sous un train.


Susana Mata - Here comes the sun


Le choix d’octobre m’ayant fait me plonger en détail dans son travail, j’avais remarqué d’autres peintures… qui ont dû faire leur chemin, si bien qu’en novembre, j’ai craqué pour d’autre œuvres…


La suivante provient donc aussi de la série Bath time et s’intitule Blue tiles (Carreaux bleus, ou Carrelages bleus, sans doute). J’aime ses couleurs vives, sa géométrie étrange de sa perspective, le calme repos, cette baignoire improbable, presque surréaliste, et qui est pour moi un beau symbole de la liberté créative de l’artiste. Après avoir effleuré la question de l’expérience esthétique, je dois dire que la phrase de Baudelaire, ” Le beau est toujours bizarre ” me donne ici une clé pour décoder ce que je ressens face à ces peintures.

Susana Mata - Blue tiles


Ensuite il y a Night confession (confession nocturne). Elle dégage une atmosphère très particulière et j’adore la lumière dans laquelle baigne cette image d’un intérieur de café. Cette ambiance, ces reflets. Le personnage solitaire m’a fait penser à la femme, sujet de la chanson Tous les bars de Stephan Eicher, enfin de Mark Daumail, Philippe Djian et Stephan Eicher. Elle résonne aussi avec une autre chanson, plus récente, intitulée Autour de ton cou, de Philippe Djian, Reyn Ouwehand et Stephan Eicher.

Susana Mata - Night confession


Pour finir (pour l’instant), la dernière est intitulée Good morning II, une image qui m’a fait penser à ma seconde fille, qui - comme moi - n’est pas vraiment du matin… alors cette peinture nous donne désormais du courage dès le petit déjeuner…

Susana Mata - Good morning II

Cela fait maintenant quelques jours que ces peintures sont accrochées. Elles ont trouvé leur place. Elles diffusent la magie de leur beauté. Elles entretiennent et nourrissent en continu l’expérience esthétique qu’elles ont allumée. Elles sont aussi prêtes à susciter, peut-être, une émotion esthétique à celles et ceux qui les croiseront chez nous, ou découvriront l’œuvre de Susana Mata en suivant désormais son travail sur Instagram ou son site web.


Lausanne, Janvier 2023


PS: Je dois encore confesser une question qui m’a traversé l’esprit, même si j’en éprouve  un certain sentiment de honte à cette idée : un·e collectionneur·se doit-iel parler des artistes qu’iel aime, au risque - marché et capitalisme oblige - de faire monter leur cote, au point qu’elle dépasse sa capacité à lui acheter d’autres œuvres ? Question égoïste et sans doute absurde, j’en conviens… mais que je devais confesser #SigmundIsStillAlive.


Questions de simulacre


« Ce qui n’a que l’apparence de ce qu’il prétend être », telle est la définition que le Larousse donne du simulacre. Cela dit, je me demande si terme est parfaitement choisi pour décrire les questions qui surgissent chez moi quand je poste un Polanoid, c’est-à-dire une image qui a l’apparence d’un Polaroid, mais n’est en pas un, puisqu’elle est fabriquée par ordinateur. Même si j’indique toujours clairement qu’il s’agit d’images numériques générées lorsque je les publie sur mon site ou sur Instagram (avec les hashtags #polanoid et #polagen), il m’arrive qu’on me propose de partager une de ces images. Je devine alors parfois, au nom du compte qui me le propose, que le fait qu’il ne s’agit pas d’un véritable Polaroid pourrait poser problème, aussi il me semble important de repréciser alors qu’il s’agit d’une image fabriquée par ordinateur, et non d’une image sortie d’un appareil analogique, vintage ou contemporain, Polaroid ou Fujifilm.


Je fais bien sûr aussi de temps en temps ce type d’images avec un vénérable Polaroid 635 ou un Fujifilm Instax Wide, et dans ces cas là, je le précise aussi. Mais quand il s’agit d’une image générée, il me semble nécessaire de justifier ce simulacre, puisqu’il s’agit d’une image qui présente l’apparence d’un Polaroid, sans en être un. Cette justification est associée à un léger sentiment de culpabilité, comme un arrière goût de mensonge… qui subsiste même s’il est en partie avoué. Une question plane donc en moi : pourquoi fabriquer ce type d’images, de quoi est-elle le simulacre, et son corolaire, à savoir : pourquoi ne pas se satisfaire de l’image telle qu’elle est créée par l’appareil ?


Ce questions m’ont entraîné vers d’autres, sur la retouche et plus globalement sur la nature des choix réalisés avant, pendant et après la prise de vue. Alors bien sûr, je peux m’abriter derrière le geste artistique, la liberté de création, peut-être même derrière une forme de hasard, et éluder ces questions. À moins qu’il ne soit intéressant de les creuser, pour mieux comprendre le processus créatif, cet ensemble de choix, conscients et inconscients, et quasiment infinis, qui font une image.

Dasha, by Narkildo, #polanoid #polagen

Dasha, by Narkildo, #NikSilverFx

A titre d’exemple, les deux images qui précèdent sont issues de la même photographie numérique, le même fichier RAW. L’une est traitée façon Polaroid, l’autre a été produite en noir et blanc. Deux simulacres, donc. Certes, différents dans l’approche et par rapport aux techniques utilisées.

- La première version de l’image est créée avec Photoshop et une action issue d’un set développé par Maximilian Jänicke, alias RawImage. Elle a été publiée sur Deviant Art il y a plus de dix ans, en novembre 2011, sous le nom de Polanoid Generator V3, et une version 4 a été proposée en 2020 (version que j’ai testée, bien sûr, mais je préfère la version 3, qui par bonheur fonctionne toujours).

- La seconde image a été générée par un filtre noir et blanc, proposé par Nik Software, une société rachetée par Google pendant un temps, puis revendue à DxO (mais j’utilise encore Silver Efex Pro 2).

Douze variations autour de Dasha  - Polanoid v3

Ces deux images simulent. La première un Polaroid, la seconde une image argentique en noir et blanc. La première reprends la teinte, le flou, les défauts, le bord d’un Polaroid. La seconde le grain, le contraste, le vignettage d’une possible image argentique. Dans les deux cas, le rendu n’est pas parfait. Il fait semblant. Et personne n’est dupe. D’autant plus quand l’image est vue sur écran. Ce qui implique de facto que l’image vue est une image numérique, même si elle pourrait représenter une image qui ne le serait pas (avec un scan ou photo numérique d’une image argentique).


Les deux images partagent des éléments communs. Un recadrage de l’image d’origine. Une légère retouche de la peau de la modèle. Une correction de la lumière. Un retraitement des déformations de l’objectif. Le simulacre s’appuie donc sur un ensemble de faux-semblants, une succession de maquillages, appliqués à la main ou avec des outils très automatisés, à une réalité, si tant est qu’il soit possible de parler ici de réalité pour décrire l’image brute. Celle-ci est elle-même une réalité bien mince, puisqu’elle a fait l’objet d’une forme de mise en scène, d’un éclairage artificiel en studio, d’un fond en tissu imprimé (imitant un vieux mur)…


Face à cette succession de tricheries avec la réalité captée par l’image brute, la question subsiste de savoir s’il est possible d’expliquer ces choix, et s’ils ajoutent ou retirent quelque chose à la photographie réalisée, si cette image reste authentique ou s’il s’agit d’une sorte de supercherie (dont la définition est une « tromperie, [une] fraude faite avec une certaine finesse et constituant souvent une substitution du faux au vrai »).


Le processus passe par une succession, plus ou moins longue, de choix, de décisions, d’hésitations. Il commence par le choix d’une image, dans une série souvent bien trop fournie, numérique oblige. Cette sélection est souvent un processus dont le rationnel n’est que partiel… La différence entre deux image est souvent minime. Une image d’abord rejetée est parfois repêchée. L’humeur joue un rôle. Le hasard aussi sans doute. Des sentiments étranges, l’amour d’une image, le désir de beauté, l’émerveillement, l’étrangeté parfois, un détail, l’inexplicable, le doute souvent, et le rejet aussi. Ces images éliminées sont condamnées à l’oubli, perdues, anéanties. Les erreurs, les difformes, les trop étranges, celles qui dérangent, celles que l’on n’osera pas. Cette sélection est réalisée en plusieurs temps, comme un tamisage progressif, à la recherche des pépites. Plusieurs amis photographes m’ont dit avoir besoin de laisser reposer leurs images, se refusant à les trier trop vite, trop tôt, comme si elles devaient reposer, décanter, infuser presque. Le temps fait alors son œuvre, il crée une distance, creuse un recul, qui semble nécessaire pour pouvoir réaliser une bonne sélection.

Un recadrage, ici léger- Dasha

Un ajout d’espace, vers un format carré - Dasha

Le travail sur une image démarre par un recadrage, mais il n’est pas systématique. Certaines images seront recadrées après nettoyage. D’autres verront leur cadre être agrandi artificiellement, par exemple en étendant le fond existant (en studio), pour faire respirer le sujet, en ajoutant un espace négatif. Dans la génération de Polanoid, le recadrage viendra du script pour un recadrage carré, et d’une retouche du cadre définie en toute fin de processus. Ces décisions en matière de cadrage pourront jouer un rôle dans la désérotisation d’une image, par exemple lorsqu’il s’agit de couper l’image pour en exclure tout ou partie des organes sexuels primaires ou secondaires. Lorsque c’est le visage qui est supprimé, au cadrage initial ou par recadrage, c’est la recherche d’une généricité qui est en jeu, car elle ouvre la porte à l’imaginaire. Les regardeur·euse·s peuvent imaginer ou projeter toutes les identités sur un corps sans visage, ou même sur un détail de corps. Cette projection de toutes les identités, réelles ou imaginaires, peut relever de la mémoire, de l’imaginaire ou du fantasme. Les spécialistes du male gaze associent quand à elleux cette vision morcelée du corps à une forme de domination (patriarcale) (Laura Mulvey, Visual Pleasure and Narrative Cinema). C’est possible, car l’image d’un morceau d’humain devient par là image universelle, image de milliers d’humains réels ou imaginaires. Elle acquiert alors une puissance qui dépasse de très loin celle de l’image d’origine.


En parlant de détails, cela me fait penser à l’œuvre ci-dessous du peintre Gérard Schlosser (1931-2022). Aperçue récemment sur un site de vente aux enchères (et bien trop chère pour même y penser), cette toile intitulée « Il est psychiatre » illustre bien l’approche de cet artiste qui a souvent peint des morceaux de corps.


Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos

Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos

Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos


Le retouche de la peau pose quantité de questions. Les puristes la réalisent avec des techniques qui n’altèrent pas l’image d’origine mais qui peuvent être très longues à appliquer (le Dodge & Burn en particulier). En général, la retouche (destructrice) par clonage de zones proches est celle que je préfère pour sa simplicité et sa rapidité. Retoucher, c’est bien sûr tricher avec la réalité. En principe, je limite la retouche aux éléments temporaires, comme les boutons, les marques sur la peau laissées par les vêtements et sous-vêtements, les petites blessures… et la plupart du temps la correction de poussières, de petits fils qui trainent, des cheveux rebelles, des détails du décor, de saletés sur le sol ou les semelles… Il arrive aussi de « réparer » un accroc, de supprimer une étiquette, des choses qui gênent le regard en le détournant de l’essentiel… De temps en temps, cette retouche déborde sur d’autres éléments comme des rides, des cicatrices, des vergetures ou des grains de beauté. Toutes ces modifications posent problème, car non seulement elles dénaturent le réel, mais en plus elles projettent cette image de « perfection irréelle » à laquelle nous ont habitué la publicité et les magazines. Cette image présentée comme idéale, après laquelle l’industrie de la mode et de la beauté nous incitent à courir. Cette image qui peut nous amener à détester les corps et nos corps, incapables qu’ils sont de ressembler à ces images virtuelles.

Détails de peau et retouche (mes excuses à Dasha)

Sur ce sujet, le paradoxe est aussi qu’une partie des modèles attend et espère ce genre de rendu lissé et « embelli ». Livrer des images trop brutes, c’est risquer de ne pas répondre à cette attente. À l’inverse, certaines modèles défendent un regard réel et positif sur le corps et ne souhaitent aucune retouche. Entre les deux, trouver une juste mesure n’est pas évident, d’autant que d’autres choses sont peut-être en jeu. Un rapport parfois presque haptique à la peau, au réel, aux affects, au modèle. Un manque de distance. Un hyper-réalisme dérageant. Mais la question plane. Modèle sujet ? Modèle objet ? Les références philosophiques et photographiques me manquent pour m’extraire de cette abîme. Il me semble qu’on frôle ici des questions qui hantent la relation triangulaire entre modèle, photographe et regardeur·euse. Suivant le genre de clichés, le fait de creuser le fossé entre le réel et la photographie, permet aussi de désérotiser l’image. Pour moi, c’est notamment le cas, dès qu’une image est convertie en noir et blanc.

Dasha - Trois déclinaisons de Polanoid

Les transformations finales de l’image sont généralement appliquées après cette étape de retouche. Avec la génération de Polanoid, les impacts sont multiples. Les scripts ajoutent du flou, des défauts, un virage chromatique, un bord. Ces éléments éloignent l’image résultante du réel photographié et de l’image originelle qui en a été tirée. On pourrait sans doute parler de déréalisation pour décrire l’élargissement de ce fossé entre l’image et le réel. Cette déréalisation peut donner l’illusion que cet écart qui se creuse rapproche l’image d’une œuvre d’art. La prise de distance avec le réel s’accompagne aussi de l’idée d’une prise de distance temporelle. L’idée même du caractère « rétro » d’une image en témoigne puisqu’elle nous entraîne vers une époque passée. Cette transformation peut aussi nous faire voyager vers une atmosphère différente. Comme on peut le voir ci-avant, les Polanoids orangés (impossible PX680 color shade Yellow) sont pour moi synonymes d’été, sans doute à cause de leur teinte chaude. Les Polanoids bleutés (impossible PX680 color shade Blue) évoquent, par leur teinte froide, une sorte de nostalgie mélancolique.

Dasha - Naturel, noir et blanc, façon collodion

Les traitements en noir et blanc posent des questions semblables : le décollement du réel, le voyage vers le flou, vers une abstraction (puisque nos yeux ne peuvent voir en noir et blanc), le retour dans le temps (à une époque où la photographie n’était qu’en noir et blanc)… Le traitement avec des filtres supposés imiter des techniques photographiques très anciennes, et aujourd’hui qualifiées d’alternatives, comme le collodion humide, nous entraîne encore plus loin dans le temps, et abîme l’image de base en y ajoutant de nombreux défauts (rayures, flou, traces, tâches). Derrière ces choix, il peut y avoir une recherche d’intemporalité de l’image, à moins qu’il ne s’agisse de s’essayer à imiter des pratiques aujourd’hui réservées à quelques spécialistes, qui forment une sorte d’aristocratie de la photographie, distante de la plèbe qui, elle, photographie de façon presque automatique. Cette aristocratie s’appuie sur un fossé de connaissances techniques, de matériels, et de moyens financiers.


A l’affichage ou au tirage ultérieur de l’image, de nombreux choix viendront s’ajouter à ceux déjà effectués. Des choix de format et de type de papier en particulier. Ces choix pourront là encore agrandir le fossé avec le réel comme avec le simulacre, en particulier quand un Polanoid est imprimé dans un format agrandi.


Cet ensemble de choix successifs tout au long du processus créatif, et la façon infime dont chacun peut varier ouvre d’infinies possibilités de produire des œuvres uniques à partir de chaque images prise par l’appareil photographique. Le simulacre créatif est sans limite.



Visite au MCBA - Lausanne

Cela faisait quelques semaine que, suite à la lecture du livre de Stéphanie Lugon, je souhaitais revenir au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne pour rendre visite à la Jeune fille dans un intérieur pompéien (Le coucher de Sapho) de Charles Gleyre.


En visitant les deux étages consacrés à la Collection du Musée, j’ai mesuré l’impact que commençaient à avoir sur moi le fait d’avoir regardé la cinquantaine d’entretiens déjà réalisés par Thomas Lévy-Lasne avec des peintres français·e·s contemporain·e·s. Cette série d’entretiens originaux est disponible gratuitement sur la chaîne Youtube intitulée Les Apparences, et chaque entretien peut être suivi en live sur Twitch. Ma connaissance de la peinture reste minime, mais le fait d’entendre ces artistes partager leur vision de leur travail, est d’une immense richesse. Dans ces entretiens et sur son compte Instagram, Thomas-Lévy Lasne entre dans le détail de la facture des œuvres, et ce faisant nous ouvre les yeux et nous encourage à regarder la peinture dans ces détails.


Lors de cette visite, je me suis surpris à plonger dans certaines œuvres, par exemple à observer le détail du grand lévrier dans la peinture de Louise Bresla intitulée La vie pensive.


MCBA Lausanne - Louise Breslau - La vie pensive - 1908

MCBA Lausanne - Louise Breslau - La vie pensive - 1908 - Vue de détail in situ

MCBA Lausanne - Louise Breslau - La vie pensive - 1908 - Vue de détail in situ


Alors bien sûr, plonger dans certaines œuvres, c’est plonger dans d’abominables détails, je pense en particulier à la peinture de François Dubois sur Le Massacre de la Saint-Barthélemy, peinte il y a près de 500 ans et qui frappe par les atrocités qu’elle montre (âmes sensibles, s’abstenir). Le dossier pédagogique que le Musée consacre à l’œuvre est d’ailleurs très éclairant.

MCBA Lausanne - François Dubois - Le Massacre de la Saint-Barthélemy - vers 1572-1584

MCBA Lausanne - François Dubois - Le Massacre de la Saint-Barthélemy - vers 1572-1584 - Vue de détail in situ

MCBA Lausanne - François Dubois - Le Massacre de la Saint-Barthélemy - vers 1572-1584 - Vue de détail in situ

MCBA Lausanne - François Dubois - Le Massacre de la Saint-Barthélemy - vers 1572-1584 - Vue de détail in situ


J’ai beaucoup aimé la nature morte exposée d’Aimée Moreau. Une balayette et un ramasse poussières. Un réalisme troublant autour de ce sujet banal, en apparence. En faisant quelques recherches en ligne, j’ai trouvé ce très beau catalogue édité par la Galerie/edition Z de Thomas Zindel à Coire, qui donne un aperçu complémentaire bienvenu sur l’œuvre d’Aimée Moreau.

J’ai apprécié aussi les trois bras de la pianiste du concert dans le jardin d’Alice Bailly, sans doute grâce à l’épisode magistral des Apparences avec le critique d’art Hector Obalk (quand bien même je dois encore regarder la série de ses DVD commandés dans la foulée). J’ai noté les détails soignés dans le grand tableau L’eau mystérieuse d’Ernest Biéler.

MCBA Lausanne - Aimée Moreau - Nature morte - 1975

MCBA Lausanne - Alice Bailly - Le concert dans le jardin - 1920

MCBA Lausanne - Ernest Biéler - L’eau mystérieuse - 1911


Le passage par la boutique du musée s’est soldé par l’achat d’une reproduction de La paresse de Félix Vallotton et de quelques cartes postales.


Félix Vallotton, La paresse, 1896


Et suite à cette visite, nous avons pris la direction de Pully pour aller voir l’exposition Le voile du réel, rétrospective du travail du photographe Matthieu Gafsou au Musée d’art de Pully. Le double catalogue de l’exposition (très abordable) est particulièrement intéressant et complète à merveille la visite en fournissant une perspective passionnante sur le travail de Matthieu Gafsou.


Un nu autour de la piscine

Il est des images qui nous hantent et nous accompagnent. 


C’est le cas de cette lithographie d’un Nu autour de la piscine de Daniel Sciora. Une piscine, des blés mûrs, une ligne d’arbres, des herbes, un corps nu, allongé, de dos, quelques folles avoines, un ciel bleu que l’on devine, une lumière de sud, des couleurs improbables, un je-ne-sais-quoi d’inspiration Art Déco, une pincée d’érotisme, un grand calme, cette image me transporte dans le sud, me fait entendre les cigales, le vent dans les arbres, le clapotis du bassin, la chaleur sur la peau, la tiédeur de la sieste.

Nu autour de la piscine. Daniel Sciora. Lithographie

Associée pour moi aux quelques années pendant lesquelles nous avons loué
une maison dans le quartier de Saint Antoine à l’Isle-sur-la-Sorgue.
Une maison toute simple, nichée dans les chênes et les pins. Une maison emplie de beaux souvenirs d’été. L’image nous a ensuite suivi au Bosquet.


Mais elle manquait en Suisse… aussi j’en ai trouvé un second exemplaire. C’est l’avantage des multiples pour les collectionneur·euses. Pour ramener un peu de cette chaleur du sud sur les bords du Léman.

Nu autour de la piscine (détail) - Daniel Sciora

Nu autour de la piscine (détail) - Daniel Sciora

Cette lithographie a aussi inspiré une série d’images réalisées avec la modèle (et photographe) Camille Szarka.

Camille, par Narkildo, juillet 2020

Camille, par Narkildo, juillet 2020

Dans ces images couleur on est loin du rendu de l’œuvre de Sciora.

La version noir et blanc d’une des images m’a bien plu, en particulier une avec un ajout de grain qui la désexualise et lui donne un côté plus intemporel.


Camille, par Narkildo, juillet 2020

Mais les images qui ont le plus résonné avec la lithographie sont pour moi les images de détail traitées façon Polaroïd. Les deux premières en particulier. Les autres sont de essais de recadrage.


Summertime. Legs and swimming pool.⠀L’été. Des jambes et une piscine.⠀⠀Modèle : Camille, @gourgandinde⠀⠀#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #narkildo

Summertime.⠀⠀L’été. Un dos. Une piscine.⠀⠀⠀Modèle : Camille, @gourgandinde⠀⠀⠀#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #artnude #narkildo

Summertime.⠀⠀L’été. Un dos. Une piscine.Essais de cadrage.⠀⠀⠀Modèle : Camille,#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #artnude #narkildo

Summertime.⠀⠀L’été. Un dos. Une piscine.Essais de cadrage.⠀⠀⠀Modèle : Camille,#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #artnude #narkildo

Summertime.⠀⠀L’été. Un dos. Une piscine.Essais de cadrage.⠀⠀⠀Modèle : Camille,#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #artnude #narkildo

Summertime.⠀⠀L’été. Un dos. Une piscine.Essais de cadrage.⠀⠀⠀Modèle : Camille,#polanoid #polagen #swimmingpool #piscine #summertime #water #frenchmodel #artnude #narkildo

Si la seconde image de cette série de polanoïds vous parle, elle est disponible sous forme de carte postale (#egotrip).


jeune femme dans un intérieur lausannois par Stéphanie Lugon

A la mi-août, Jean-Paul Gavard-Perret a publié sur son blog ” De l’art helvétique contemporain ” un article sur le livre de Stéphanie Lugon, encore à paraître à cette date, chez Art&Fiction. Le titre du livre et sa couverture façon Ben Vautier m’ont attiré, et ce serait mentir que d’affirmer que la reproduction du tableau du peintre Charles Gleyre (1806-1874) n’a pas titillé ma curiosité.

Stéphanie Lugon - Jeune femme dans un intérieur lausannois - Art&Fiction - 2022

Ce livre, écrit dans un style très contemporain explore les sensations que la toile (ou l’image de la jeune femme dépeinte sur la toile) suscitent chez l’auteure. Il revient sur la période du confinement, ou devrais-je dire du semi-confinement puisque celui-ci fut moins drastique en Suisse qu’en France. Le rapport au corps nu, vu et ressenti au musée lors de la confrontation à l’œuvre est analysé et mis en perspective avec le rapport au corps de la narratrice, dans la solitude et la liberté du confinement. La délicatesse des mots décrit à merveille les émotions vécues, l’absence des autres, le vide, et la présence du tableau dans la mémoire profonde de l’auteure. A travers son expérience de regardeuse, elle questionne avec justesse la représentation des femmes (nues) dans la peinture, dans un style qui mêle des passages écrits avec sérieux, rigueur et professionnalisme, et des petites ruptures de style, des incises ultra-contemporaines, délicieusement drôles et humaines.

MCBA - Charles Gleyre - Le coucher de Sapho (Jeune fille dans un intérieur pompéien) - 1867

Il faudra que j’aille voir la collection permanente du MCBA à Lausanne pour voir quelle impression me fait ce tableau intitulé, suivant les époques, Le coucher de Sapho, ou Jeune fille dans un intérieur pompéien (1867).


MCBA Lausanne - Vue de la salle  montrant la toile de Charles Gleyre, Le coucher de Sapho


Mise à jour :
Nous sommes en octobre 2022, et je me suis (enfin) décidé à aller voir notre Jeune fille au Musée cantonal des Beaux-Arts. La beauté du tableau est effectivement troublante, et même si l’on hésite à rester trop longtemps le nez collé au tableau pour en admirer les détails (ou pire, les photographier, #meetoo oblige), c’est un émerveillement de retrouver les éléments si poétiquement décrits par Stéphanie Lugon.

Les deux images qui suivent sont de mauvaise qualité… prises à la sauvette à l’iPhone, timidité oblige, mais gardent la trace de ce passage…


PS: Jean-Paul Gavard-Perret écrit aussi régulièrement pour L’Oeil de la Photographie.

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