Questions de simulacre


« Ce qui n’a que l’apparence de ce qu’il prétend être », telle est la définition que le Larousse donne du simulacre. Cela dit, je me demande si terme est parfaitement choisi pour décrire les questions qui surgissent chez moi quand je poste un Polanoid, c’est-à-dire une image qui a l’apparence d’un Polaroid, mais n’est en pas un, puisqu’elle est fabriquée par ordinateur. Même si j’indique toujours clairement qu’il s’agit d’images numériques générées lorsque je les publie sur mon site ou sur Instagram (avec les hashtags #polanoid et #polagen), il m’arrive qu’on me propose de partager une de ces images. Je devine alors parfois, au nom du compte qui me le propose, que le fait qu’il ne s’agit pas d’un véritable Polaroid pourrait poser problème, aussi il me semble important de repréciser alors qu’il s’agit d’une image fabriquée par ordinateur, et non d’une image sortie d’un appareil analogique, vintage ou contemporain, Polaroid ou Fujifilm.


Je fais bien sûr aussi de temps en temps ce type d’images avec un vénérable Polaroid 635 ou un Fujifilm Instax Wide, et dans ces cas là, je le précise aussi. Mais quand il s’agit d’une image générée, il me semble nécessaire de justifier ce simulacre, puisqu’il s’agit d’une image qui présente l’apparence d’un Polaroid, sans en être un. Cette justification est associée à un léger sentiment de culpabilité, comme un arrière goût de mensonge… qui subsiste même s’il est en partie avoué. Une question plane donc en moi : pourquoi fabriquer ce type d’images, de quoi est-elle le simulacre, et son corolaire, à savoir : pourquoi ne pas se satisfaire de l’image telle qu’elle est créée par l’appareil ?


Ce questions m’ont entraîné vers d’autres, sur la retouche et plus globalement sur la nature des choix réalisés avant, pendant et après la prise de vue. Alors bien sûr, je peux m’abriter derrière le geste artistique, la liberté de création, peut-être même derrière une forme de hasard, et éluder ces questions. À moins qu’il ne soit intéressant de les creuser, pour mieux comprendre le processus créatif, cet ensemble de choix, conscients et inconscients, et quasiment infinis, qui font une image.

Dasha, by Narkildo, #polanoid #polagen

Dasha, by Narkildo, #NikSilverFx

A titre d’exemple, les deux images qui précèdent sont issues de la même photographie numérique, le même fichier RAW. L’une est traitée façon Polaroid, l’autre a été produite en noir et blanc. Deux simulacres, donc. Certes, différents dans l’approche et par rapport aux techniques utilisées.

- La première version de l’image est créée avec Photoshop et une action issue d’un set développé par Maximilian Jänicke, alias RawImage. Elle a été publiée sur Deviant Art il y a plus de dix ans, en novembre 2011, sous le nom de Polanoid Generator V3, et une version 4 a été proposée en 2020 (version que j’ai testée, bien sûr, mais je préfère la version 3, qui par bonheur fonctionne toujours).

- La seconde image a été générée par un filtre noir et blanc, proposé par Nik Software, une société rachetée par Google pendant un temps, puis revendue à DxO (mais j’utilise encore Silver Efex Pro 2).

Douze variations autour de Dasha  - Polanoid v3

Ces deux images simulent. La première un Polaroid, la seconde une image argentique en noir et blanc. La première reprends la teinte, le flou, les défauts, le bord d’un Polaroid. La seconde le grain, le contraste, le vignettage d’une possible image argentique. Dans les deux cas, le rendu n’est pas parfait. Il fait semblant. Et personne n’est dupe. D’autant plus quand l’image est vue sur écran. Ce qui implique de facto que l’image vue est une image numérique, même si elle pourrait représenter une image qui ne le serait pas (avec un scan ou photo numérique d’une image argentique).


Les deux images partagent des éléments communs. Un recadrage de l’image d’origine. Une légère retouche de la peau de la modèle. Une correction de la lumière. Un retraitement des déformations de l’objectif. Le simulacre s’appuie donc sur un ensemble de faux-semblants, une succession de maquillages, appliqués à la main ou avec des outils très automatisés, à une réalité, si tant est qu’il soit possible de parler ici de réalité pour décrire l’image brute. Celle-ci est elle-même une réalité bien mince, puisqu’elle a fait l’objet d’une forme de mise en scène, d’un éclairage artificiel en studio, d’un fond en tissu imprimé (imitant un vieux mur)…


Face à cette succession de tricheries avec la réalité captée par l’image brute, la question subsiste de savoir s’il est possible d’expliquer ces choix, et s’ils ajoutent ou retirent quelque chose à la photographie réalisée, si cette image reste authentique ou s’il s’agit d’une sorte de supercherie (dont la définition est une « tromperie, [une] fraude faite avec une certaine finesse et constituant souvent une substitution du faux au vrai »).


Le processus passe par une succession, plus ou moins longue, de choix, de décisions, d’hésitations. Il commence par le choix d’une image, dans une série souvent bien trop fournie, numérique oblige. Cette sélection est souvent un processus dont le rationnel n’est que partiel… La différence entre deux image est souvent minime. Une image d’abord rejetée est parfois repêchée. L’humeur joue un rôle. Le hasard aussi sans doute. Des sentiments étranges, l’amour d’une image, le désir de beauté, l’émerveillement, l’étrangeté parfois, un détail, l’inexplicable, le doute souvent, et le rejet aussi. Ces images éliminées sont condamnées à l’oubli, perdues, anéanties. Les erreurs, les difformes, les trop étranges, celles qui dérangent, celles que l’on n’osera pas. Cette sélection est réalisée en plusieurs temps, comme un tamisage progressif, à la recherche des pépites. Plusieurs amis photographes m’ont dit avoir besoin de laisser reposer leurs images, se refusant à les trier trop vite, trop tôt, comme si elles devaient reposer, décanter, infuser presque. Le temps fait alors son œuvre, il crée une distance, creuse un recul, qui semble nécessaire pour pouvoir réaliser une bonne sélection.

Un recadrage, ici léger- Dasha

Un ajout d’espace, vers un format carré - Dasha

Le travail sur une image démarre par un recadrage, mais il n’est pas systématique. Certaines images seront recadrées après nettoyage. D’autres verront leur cadre être agrandi artificiellement, par exemple en étendant le fond existant (en studio), pour faire respirer le sujet, en ajoutant un espace négatif. Dans la génération de Polanoid, le recadrage viendra du script pour un recadrage carré, et d’une retouche du cadre définie en toute fin de processus. Ces décisions en matière de cadrage pourront jouer un rôle dans la désérotisation d’une image, par exemple lorsqu’il s’agit de couper l’image pour en exclure tout ou partie des organes sexuels primaires ou secondaires. Lorsque c’est le visage qui est supprimé, au cadrage initial ou par recadrage, c’est la recherche d’une généricité qui est en jeu, car elle ouvre la porte à l’imaginaire. Les regardeur·euse·s peuvent imaginer ou projeter toutes les identités sur un corps sans visage, ou même sur un détail de corps. Cette projection de toutes les identités, réelles ou imaginaires, peut relever de la mémoire, de l’imaginaire ou du fantasme. Les spécialistes du male gaze associent quand à elleux cette vision morcelée du corps à une forme de domination (patriarcale) (Laura Mulvey, Visual Pleasure and Narrative Cinema). C’est possible, car l’image d’un morceau d’humain devient par là image universelle, image de milliers d’humains réels ou imaginaires. Elle acquiert alors une puissance qui dépasse de très loin celle de l’image d’origine.


En parlant de détails, cela me fait penser à l’œuvre ci-dessous du peintre Gérard Schlosser (1931-2022). Aperçue récemment sur un site de vente aux enchères (et bien trop chère pour même y penser), cette toile intitulée « Il est psychiatre » illustre bien l’approche de cet artiste qui a souvent peint des morceaux de corps.


Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos

Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos

Gérard SCHLOSSER (1931-2022) - Il est psychiatre - Huile sur toile signée et datée 1996 au dos


Le retouche de la peau pose quantité de questions. Les puristes la réalisent avec des techniques qui n’altèrent pas l’image d’origine mais qui peuvent être très longues à appliquer (le Dodge & Burn en particulier). En général, la retouche (destructrice) par clonage de zones proches est celle que je préfère pour sa simplicité et sa rapidité. Retoucher, c’est bien sûr tricher avec la réalité. En principe, je limite la retouche aux éléments temporaires, comme les boutons, les marques sur la peau laissées par les vêtements et sous-vêtements, les petites blessures… et la plupart du temps la correction de poussières, de petits fils qui trainent, des cheveux rebelles, des détails du décor, de saletés sur le sol ou les semelles… Il arrive aussi de « réparer » un accroc, de supprimer une étiquette, des choses qui gênent le regard en le détournant de l’essentiel… De temps en temps, cette retouche déborde sur d’autres éléments comme des rides, des cicatrices, des vergetures ou des grains de beauté. Toutes ces modifications posent problème, car non seulement elles dénaturent le réel, mais en plus elles projettent cette image de « perfection irréelle » à laquelle nous ont habitué la publicité et les magazines. Cette image présentée comme idéale, après laquelle l’industrie de la mode et de la beauté nous incitent à courir. Cette image qui peut nous amener à détester les corps et nos corps, incapables qu’ils sont de ressembler à ces images virtuelles.

Détails de peau et retouche (mes excuses à Dasha)

Sur ce sujet, le paradoxe est aussi qu’une partie des modèles attend et espère ce genre de rendu lissé et « embelli ». Livrer des images trop brutes, c’est risquer de ne pas répondre à cette attente. À l’inverse, certaines modèles défendent un regard réel et positif sur le corps et ne souhaitent aucune retouche. Entre les deux, trouver une juste mesure n’est pas évident, d’autant que d’autres choses sont peut-être en jeu. Un rapport parfois presque haptique à la peau, au réel, aux affects, au modèle. Un manque de distance. Un hyper-réalisme dérageant. Mais la question plane. Modèle sujet ? Modèle objet ? Les références philosophiques et photographiques me manquent pour m’extraire de cette abîme. Il me semble qu’on frôle ici des questions qui hantent la relation triangulaire entre modèle, photographe et regardeur·euse. Suivant le genre de clichés, le fait de creuser le fossé entre le réel et la photographie, permet aussi de désérotiser l’image. Pour moi, c’est notamment le cas, dès qu’une image est convertie en noir et blanc.

Dasha - Trois déclinaisons de Polanoid

Les transformations finales de l’image sont généralement appliquées après cette étape de retouche. Avec la génération de Polanoid, les impacts sont multiples. Les scripts ajoutent du flou, des défauts, un virage chromatique, un bord. Ces éléments éloignent l’image résultante du réel photographié et de l’image originelle qui en a été tirée. On pourrait sans doute parler de déréalisation pour décrire l’élargissement de ce fossé entre l’image et le réel. Cette déréalisation peut donner l’illusion que cet écart qui se creuse rapproche l’image d’une œuvre d’art. La prise de distance avec le réel s’accompagne aussi de l’idée d’une prise de distance temporelle. L’idée même du caractère « rétro » d’une image en témoigne puisqu’elle nous entraîne vers une époque passée. Cette transformation peut aussi nous faire voyager vers une atmosphère différente. Comme on peut le voir ci-avant, les Polanoids orangés (impossible PX680 color shade Yellow) sont pour moi synonymes d’été, sans doute à cause de leur teinte chaude. Les Polanoids bleutés (impossible PX680 color shade Blue) évoquent, par leur teinte froide, une sorte de nostalgie mélancolique.

Dasha - Naturel, noir et blanc, façon collodion

Les traitements en noir et blanc posent des questions semblables : le décollement du réel, le voyage vers le flou, vers une abstraction (puisque nos yeux ne peuvent voir en noir et blanc), le retour dans le temps (à une époque où la photographie n’était qu’en noir et blanc)… Le traitement avec des filtres supposés imiter des techniques photographiques très anciennes, et aujourd’hui qualifiées d’alternatives, comme le collodion humide, nous entraîne encore plus loin dans le temps, et abîme l’image de base en y ajoutant de nombreux défauts (rayures, flou, traces, tâches). Derrière ces choix, il peut y avoir une recherche d’intemporalité de l’image, à moins qu’il ne s’agisse de s’essayer à imiter des pratiques aujourd’hui réservées à quelques spécialistes, qui forment une sorte d’aristocratie de la photographie, distante de la plèbe qui, elle, photographie de façon presque automatique. Cette aristocratie s’appuie sur un fossé de connaissances techniques, de matériels, et de moyens financiers.


A l’affichage ou au tirage ultérieur de l’image, de nombreux choix viendront s’ajouter à ceux déjà effectués. Des choix de format et de type de papier en particulier. Ces choix pourront là encore agrandir le fossé avec le réel comme avec le simulacre, en particulier quand un Polanoid est imprimé dans un format agrandi.


Cet ensemble de choix successifs tout au long du processus créatif, et la façon infime dont chacun peut varier ouvre d’infinies possibilités de produire des œuvres uniques à partir de chaque images prise par l’appareil photographique. Le simulacre créatif est sans limite.


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